
Artiste de l'utopie
Ana Gabi
Ceci est une page en ligne pour me définir.
Comme presque tous les réseaux – sociaux ou non – se pose la question : qui es-tu ?
Et j’arrive immédiatement à des réponses évidentes. Mais je m’arrête, réfléchis, respire et refuse d’être évidente.
Ça y est : je suis un refus. Refus de tout ce qui pourrait me définir.
Mon passeport est un numéro que je ne connais pas par cœur.
Je suis un pronom indéfini. Une phrase dénuée de sens. Deux par ici et trois par là.
Et dans cette cadence non binaire, en dansant dans les non-définitions j’essaie d’inventer des nouveaux noms et nouveaux mondes. Je prends des risques. Ma pulsation solitaire est guidée par la philosophie, qui déjà à l’université rythmait ma chorégraphie. J’ai suivi des cours de théologie. J’ai l’abandonné. Dieu est mort.
Au théâtre, à travers des rituels, j’ai dansé avec les Déesses. J’étais Dionysos. J’ai chanté avec Zé Celso, Gerald Thomas, Garrocho, Marina Vianna, Dani Visco et bien d’autres chamanes du théâtre brésilien. Brésil. Qual é a sua cara? J’ai découvert de nouvelles possibilités dans mon corps. J’ai découvert que j’avais plusieurs corps et je jouais avec chacun d’eux. Je risque. j’invente. Un corps en origami qui redécouvre les paysages urbains et danse et interprète dans les rues avec l’intention de créer de nouvelles architectures. J’ai rêvé que j’étais Jésus-Christ. Et si je peux l’imaginer, je peux l’être. Alléluia. Performance. En quête constante de définition, je suis peut-être vraiment Jésus. Jésus Queer. Je crée de nouvelles prières avec un corps qui danse dans le vide.
Mal de me.r
Mal de me.r est le Projet Personnel de Création porté par Ana Gabi, entre septembre 2024 et mai 2025, dans le cadre de la formation supérieure.
L’interview ci-dessous a été réalisée et retranscrite en mai 2025 par Julie Bordenave.
Dans les mots du poète brésilien Carlos Drummond de Andrade, Ana Gabi trouve un écho à son approche de l’espace public, qui va guider sa démarche : « Le paysage, on le construit avec le temps ». La notion de “territoire paysage”, qu’elle revendique pratiquer, recouvre pour elle un site où cohabitent le temps, l’espace et la mémoire : naturel comme la mer, patrimonial comme des ruines ou sites non-habités, dont on ne sait pas s’ils sont en construction ou abandonnés… Menée par une écriture immersive et performative, inspirée par des paysages qui lui paraissent remarquables ou exotiques mais nous sont parfois devenus inaperçus, elle cherche à trouver une façon de les subvertir, tout en composant avec ce qui préexiste. Pour maldeme.r, elle conçoit un théâtre performatif, animé par une dramaturgie de l’ordre de la ritualisation. Dans des sites urbains en déshérence, des entités s’incarnent : Temps puis Mémoire, se dévoilent par indices, se jouent de nous en paroles et en gestes.
“Il est difficile d’être une succession de maintenants…” : en robe lamé, mi glam mi drag, le Temps, énigmatique, tour à tour péremptoire ou sarcastique, personnifie nos doutes et nos craintes dans une prose incantatoire, jubilatoire et rigolarde, se livrant à mi-mots dans une écriture revendiquant le tourbillon. Les jeux corporels de l’interprète s’opèrent en dialogue improvisé avec un créateur sonore live, qui campe sa conscience et opère des modulations sur sa voix en temps réel. Saisi par des sensations parfois inconfortables – larsen, écriture cultivant le ressac, destinée à nous faire ressentir le mal de mer éponyme – le spectateur est incité à se mouvoir à l’intérieur du site, se mettant lui-même en état de composer avec le paysage et le son.
Ana Gabi cultive la fragmentation, le non-sens, n’hésitant pas à perdre un peu son public, le taquiner voire le malmener. Volontiers provocant et piquant, spirituel dans tous les sens du terme, le texte joue avec les degrés et significations. Loin d’être littéral, il nous transporte entre concepts abscons et sensations plus intimes, opérant une mise en abyme entre ces entités qui se révèlent par bribes, dans des lieux résonnant singulièrement. A terme, elle envisage d’intégrer davantage le personnage de la Mémoire, dans un scénario qui compose avec le territoire-paysage de chaque site investi.
Quelles dimensions vous intéressent particulièrement dans la création en espace public ?
Je viens du Brésil, la pratique de l’espace public y est un peu subversive, on y joue et répète par nécessité et manque d’endroits dédiés. J’aime travailler le rapport à la composition entre les corps et l’environnement par le biais de la performance, pour mener vers un autre imaginaire.
De quelle manière votre approche dans ce domaine a-t-elle évolué au cours de la formation ?
En arrivant à Marseille, la première chose que j’ai vue, c’est la Méditerranée. La mer est peut-être l’un des espaces les plus publics qui soit ! Petit à petit, j’ai découvert les possibilités de composer en relation avec les territoires, l’architecture, le corps et l’écriture, tantôt en relation avec le territoire, tantôt émanant d’une création immersive avec l’équipe, que ce soit par le son, le texte-mot, le corps ou ce qui existe déjà dans l’espace public lui-même. J’ai expérimenté une nouvelle façon de penser en tant qu’artiste et performeur, en vivant des situations nouvelles et parfois inconfortables !
Quelles prochaines étapes envisagez-vous pour la suite de votre travail de création ?
Trouver des lieux d’accueil pour continuer d’écrire, développer les jeux entre Mémoire et Temps. Mener des recherches sur la structure et les décors, par exemple sur la manière de créer un véritable tourbillon ! M’implanter aussi à l’international : je viens du Brésil, mon équipe parle portugais.
Présentation vidéo du projet
Interview et captation vidéo réalisées lors des Esquisses, en mai 2025.
Ces Esquisses sont des présentations de maquettes des Projets Personnels de Création menés pendant la formation supérieure de la FAI-AR.
Photo projet : ©Carol Thusek | Texte projet : ©Julie Bordenave | Vidéo esquisse : ©Smelly Dog Films